Charlotte Audoynaud travaille uniquement avec un appareil argentique. Un Hasselblad, un boitier à l’apparence de caméra du siècle dernier et au viseur de poitrine, le même qui accompagna les astronautes sur la lune au tournant des années 70. Cela changera peut-être un jour, sous le poids de la nécessité financière mais jusqu’à aujourd’hui, la photographe (née en 1986), persiste à décliner tous les possibles immenses que font miroiter nos logiciels. Il faut, pour qui refuse la tentation différée de transformer l’image sur son écran d’ordinateur, obtenir l’acquiescement du ciel, une bienveillance de la lumière ; accepter de s’arrêter de photographier avant le crépuscule ou bien de commencer avec lui. Mais cette allégeance au temps linéaire rend aussi plus prégnantes la finitude de toute chose, la constance et la précarité de ce qui nous importe. Alors, sur les photographies argentiques de Charlotte Audoynaud, l’histoire immémoriale ose sa patine sous l’histoire immédiate, les enfants grandissent et les adultes vieillissent dans cette permanence à laquelle on feint de croire pendant les quelques décennies où il nous est donné de vivre parmi les arbres, les saisons et leurs cycles presque éternels. Les paysages, les gestes, les corps dessinent des lieux et des moments de vie familiaux très peu fortuits sans toutefois relever d’une mise en scène appuyée. Attitudes quasi dessinées, presque picturales, sous-tendues par une confiance palpable.
Charlotte photographie sa mère, ses enfants, ses frères et sa sœur au sein de décors toujours réduits à quelques objets — une table, un radiateur, un mur, un vase. Elle photographie les saisons, le territoire environnant de sa maison, les animaux qui veulent bien ralentir sur son chemin ; la compagnie des vagues, parfois. Une nature jamais édifiante et à l’abord adouci par une manière routinière de la traverser. On entre en forêt, on arrive sur la roche marine comme on surprendrait un être familier au réveil et cette présence sauvage est comme le deuxième cercle de l’intime, le remblai qui fait pendant au creusé d’une rêverie solitaire. Le travail de Charlotte Audoynaud est en couleur mais imbibé d’une douceur chromatique, livré parfois à des brumes ou des ombres gourmandes. Là est peut-être le point de la plus poétique tension, une dualité à la fois complice et contraire qui fait se confronter dans la même image, une fragilité de la lumière et la solidité des liens tissés avec les êtres et l’espace élu comme lieu de vie. Et cela « s’écrit » sous forme de chapitres, (c’est ainsi que Charlotte nomme les différentes séries de son travail) c’est à dire dans une continuité qui réclame ses paliers, ses ruptures minimes ; ou du moins qui les suggèrent. Aux côtés de ses images, Charlotte expose des textes qu’elle écrit elle-même comme des voies que le regard peut arpenter en parallèle de ses photographies ; ni pléonastiques, ni explicatifs, ils sont une résonance toute personnelle, puisés à la même veine que les titres qu’elle aime donner aux différents chapitres de son travail : « J’irai creuser la mer », « Étreindre les ombres », « Nos cris intérieurs ». On fait un pas de plus vers les cadrages à la fois contemplatifs et tourmentés de Tarkovski. On comprend mieux l’enjeu de sa démarche en lisant certaines de ces phrases, qui disent ce qui, du paysage, est à la fois soi et déchargé de soi. Comment « les oiseaux » dans le ciel deviennent « nos oiseaux » tout en conservant leur innocence :
Mes oiseaux sont innocents, ils n’ont pas connu la perte, l’absence, le manque. Ils sont vie et joie, mais aussi colère et larmes. Ils sont forts et fragiles à la fois. Naufragés échoués d’un matin d’automne, ils évoluent dans un équilibre précaire, de roche en roche, de failles en creux, dans un brouhaha silencieux d’écume.
Pareils mots sont autant les fils qui cousent un parcours entre les images que la toile fragile tissée par la pensée de celui ou celle qui choisit de photographier. Ils confortent l’évidence ressentie au contact du visible ou proposent de s’en écarter pour un infime différent. Ils s’offrent à nos regards, sur les murs, comme les autoportraits littéraires d’une artiste qui ne retourne jamais l’objectif de son Hasselblad vers elle-même.
Christophe Fourvel, 2024
Christophe Fourvel est né en 1965, il vit non loin de Besançon. Animateur d’ateliers d’écriture, il est l’auteur de nombreux livres pour adulte et pour enfant, de textes pour la scène, de chroniques dans la presse. Il dirige depuis 2021 la collection "Le Club des écrivains" aux éditions Mediapop, il collabore régulièrement avec la revue Novo.
Il enseigne l'« Écriture créative » au Centre de Linguistique Appliquée pour des étudiants étrangers et la « Pratiques scéniques et théâtres du monde », à l’Université de Bourgogne Franche-Comté à Besançon pour les licences et masters « Arts du spectacle ». Intervenant à École nationale supérieure d'art et de design de Nancy ainsi qu’à SciencesPo (campus de Dijon).