« S’il te plaît apporte des choses inconnues.
S’il te plaît reviens chargé de choses nouvelles.
Laisse de très vieilles choses venir dans tes mains.
Laisse ce que tu ignores venir dans tes yeux.
Laisse le sable du désert te durcir les pieds.
Laisse la plante de tes pieds devenir les montagnes.
Laisse les sentiers de tes doigts devenir tes cartes
et les chemins que tu prends les lignes de tes paumes.
Qu’il y ait de la neige profonde dans ton inspiration
et que ton expiration soit le miroitement de la glace.
Puisse ta bouche contenir les formes de mots inconnus.
Puisse-tu sentir l’odeur de mets que tu n’as pas mangés.
Puisse la source d’un fleuve étranger être ton nombril.
Puisse ton âme se retrouver chez elle là où il n’existe pas de maison .»
Les expositions Confluence de Marie Lorenz et La frontière ne dort jamais de Gaëlle Cognée s’intéressent, chacune à sa manière, aux notions de biens et de lieux du commun. À partir d’une observation des relations entre un milieu et les organismes qui le peuplent, les artistes considèrent leurs sujets de recherches comme des compagnes et compagnons de voyage à partir desquel·les il est possible de mouvoir la réalité vers une poétique. Elles adoptent une posture « anthropologique d’observation participante […] où la différence rassemble les êtres dans la mise en commun plutôt que de les diviser en opposant leur identités respectives 3 ». C’est donc en arpentant les territoires, qu’elles produisent de nouvelles narrations telles des artistes-conteuses.
Les deux expositions pointent l’urgence d’une réappropriation sensible et culturelle de sujets qualifiés de polémiques par une approche qui préserve par ailleurs le dissensus qu’ils impliquent. Car les « interprétations [des artistes] sont elles-mêmes des changements réels quand elles transforment les formes de visibilité d’un monde commun et, avec elles, les capacités que les corps quelconques peuvent y exercer sur un paysage nouveau commun». Ainsi, ces biens et lieux du commun constituent autant des sources d’inspiration que des outils à partir desquels réfléchir aux relations complexes et délicates que nous entretenons à nos territoires, nos histoires, nos écosystèmes, notre habitat et à nos semblables.
Adeline Lépine, curatrice des expositions
Extrait de Cahier des expositions n°2 / 2024
Depuis 20 ans, Marie Lorenz navigue grâce à l’impulsion des marées dans le port de New York à bord d’un bateau qu’elle a fabriqué de toutes pièces, réalisé en contreplaqué et fibre de verre. Elle y réalise des traversées, de rivières en rivières et d’îlots en îlots en compagnie de ses proches, d’autres artistes, mais également de participant·es volontaires. Ce processus-œuvre au long cours, Tide and Current Taxi [Taxi des Marées et des Courants], vient alimenter une intuition constante dans le travail de l’artiste, celle selon laquelle « quand on trouve un réseau d’espaces publics oubliés, c’est toute la ville qui s’ouvre 7 ». Expériences inédites en tant que moments partagés, chaque traversée est propice à la constitution d’une documentation et d’une cartographie des environs. Ces éléments sont répertoriés de manière publique afin de favoriser leur diffusion. Elles permettent également parfois la collecte de divers déchets et ordures trouvés dans l’eau ou sur les rivages que l’artiste réemploie ensuite dans ses œuvres plastiques.
De 2021 à 2023, elle collabore à Newtown Odyssey, une performance d’opéra interdisciplinaire à Newtown Creek 8 avec le compositeur Kurt Rhode et l’autrice Dana Spiotta. Le récit de la librettiste, associé à une scénographie spécifique, rend visible le champ des possibles de ces milieux aquatiques relayés aux zones périurbaines, ainsi que les défis écologiques uniques imposés par la pollution industrielle. Il en résulte une reconnaissance des voies d’eau comme espaces sociaux, comme sites où une esthétique paysagère peut capturer les façons désordonnées que nous avons à nous lier aux choses naturelles et non-naturelles.
Marie Lorenz convie à réimaginer ces espaces à travers une Œuvre qui défie souvent toute catégorisation, existant à la limite de l’éphémère et du tangible. Par cette pratique quasiment quotidienne, elle s’inscrit dans une certaine histoire de l’art du paysage marin, tout comme celle d’un art contemporain pluridisciplinaire rassemblant performance, happening et esthétique mésologique 9.
Pour Montbéliard, l’artiste a choisi comme point de départ un bateau réalisé pour une exposition à Rotterdam pendant la pandémie mondiale et qu’elle n’a jamais pu mettre à flot. Il devient la pierre angulaire d’une exposition qui suit mentalement le cheminement par voies d’eau des Pays-Bas à la France par le canal du Rhône au Rhin et, par la présence du véhicule familier de la vallée de l’Allan autour de Montbéliard à la Newton Creek à New York. CONFLUENCE combine, ainsi, des impressions textiles, des sculptures, des vidéos et des expérimentations sonores pour proposer un récit qui représente les deux lieux simultanément, en rassemblant des fragments qui pourraient provenir de l’un ou l’autre par un jeu de brouillage des pistes géographiques. Les murs du centre d’art sont recouverts de grands tirages réalisés à partir d’objets trouvés selon le procédé de transfert direct d’encre appelé « Gyotaku 10» ; une installation suspendue incorpore des fragments et des débris d’ici et là ; le bateau est suspendu dans son mouvement et une projection vidéo propose un récit raconté par la « voix de l’eau » qui réunit les deux paysages en un seul voyage, les deux lieux en un seul protagoniste.
Selon ses propres termes, Marie Lorenz s’est inspirée pour concevoir cette exposition d’une citation de l’auteur américain de science-fiction Kim Stanley Robinson :
« La science-fiction fonctionne à partir d’une double action, comme les lunettes pour regarder des films en 3D. L’une des lentilles de la machinerie esthétique de la science-fiction dépeint un avenir qui pourrait se réaliser ; c’est une sorte de réalisme proleptique. L’autre lentille présente une vision métaphorique de notre moment présent, à la manière de symboles dans un poème. Ensemble, les deux points de vue se combinent et se transforment en une vision de l’histoire qui s’étend magiquement vers l’avenir 11».
Avec CONFLUENCE, Marie Lorenz propose une autre métaphore des lunettes 3D, où elle remplace les verres par les notions d’« ici » et de « là-bas ». La vallée de l’Allan autour de Montbéliard et Newton Creek à New York sont deux territoires diversement touchés par l’industrialisation ou par le besoin à court terme de modifier leur paysage. Mais de rares oiseaux migrateurs traversent parfois la ligne d’horizon d’une des deux villes et l’espace des possibilités s’en retrouve alors élargit.